Ce texte a été écrit par Jean-Luc Guionnet en 1998, pour une émission des "ateliers de créations radiophoniques", diffusée sur France Culture. |
le bruit de fond |
« Cette masse indifférenciée
comme perdue sur un fond de grisaille où la
lumière n'a accès que par intermittence
et semble même de jour en jour se faire plus
rare, quel langage serait assez chargé de désir
pour lui donner relief et couleur, à moins
de recourir aux artifices d'une transfiguration mensongère ? »
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La pratique du son, dès l'écoute, passe
par le bruit de fond. L'écoute est, au sens
propre, une prise au piège des sons :
la remonté des sons à la surface de
l'écoute depuis le fond de ce qui arrive à
l'oreille. La question du bruit de fond est d'abord
la question de ce fond. Le bruit de fond est-il le
bruit du fond ou bien l'ensemble de tous les bruits
renvoyés ou laissés au fond de l'écoute?
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« Au lieu d'une chose qui se distingue
d'autre chose, [
] quelque chose qui se distingue
et pourtant ce dont il se distingue ne se distingue
pas de lui. [
] On dirait que le fond
monte à la surface sans cesser d'être
fond »
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l'écoute d'une résonance est
l'occasion de se laisser glisser dans le bruit, le
bruit dans lequel cette résonance va s'exténuer
tout en l'amenant à la surface de l'écoute :
une résonance est un toboggan pour l'attention,
en la suivant l'attention prend un élan propre
à lui faire embrasser ce que, sans cet élan,
elle néglige sans même avoir à
le calculer. Se laisser mener par une résonance
c'est progressivement élever le silence à
la consistance continue d'un bruit qui finit par devenir
le temps et l'espace du sonore : l'espace-temps
du sonore est sonore ; comme si le son contenait
son propre milieu.
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« Un bruit monotone ne calme pas nécessairement.
Une foreuse ne calme personne, sauf peut-être
le contremaître. Néanmoins, c'est dans
les bruits monotones que vous avez le plus de chance
de trouver le calme. »
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Le bruit de fond est une condition de l'écoute, il en est le milieu sonore c'est-à-dire le milieu perçu. Et comme condition, le bruit de fond est d'abord le flux passant sous, entre, dans ce que l'oreille peut distinguer, ce qu'elle cible : entendre c'est recevoir ce flux et écouter c'est être aux aguets dans une évolution que le bruit de fond conditionne. « Bruit-de-fond » nomme la masse fluide de ce qui arrive dès l'audition et de ce qui ne disparaît qu'avec elle, le continuum aussi bien de la présence à l'ouïe du sonore que du sonore lui-même.
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« [
]Il n'y a pas de point de vue
sonore. Il n'y a pas de terrasse, de fenêtre,
de donjon, de citadelle, de point de vue panoramique
pour le son. [
] »
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L'écoute du bruit de fond se fait sans application possible du pouvoir séparateur, en l'absence de cible, mais selon une amplification de l'alerte. En causant ainsi la propagation de l'attention dans le temps et l'espace sonore, le bruit de fond mène au point limite d'une alerte générale, d'une attention sourde. L'attention est toujours une intention, l'implication ou la raison d'une décision dans ce qui arrive ; l'attention est liée à la distinction ou au moins à sa possibilité. L'écoute du bruit de fond commence précisément là, à partir de ce trouble de l'attention, prise entre l'impossibilité présente de toute distinction et sa possibilité à venir. Et quand l'attention cesse de se tendre vers une telle possibilité, la vigilance, l'alerte générale peut mener au seuil d'une absence d'attention, d'une surdité propre à l'indifférenciation, et à la continuité unitaire du bruit de fond dans sa présence à l'ouïe. Être à l'écoute du sonore est une forme de surdité.
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« [Il y a une] distinction entre l'attention
qui se dirige sur les objets qu'ils soient
intérieurs ou extérieurs et la
vigilance qui s'absorbe dans le bruissement de l'être
inévitable [
]. Il n'y a plus de dehors
ni de dedans. La vigilance est absolument vide d'objets »
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Le bruit de fond est perçu comme arrivant
au corps. Il est perçu comme s'étant
propagé jusqu'au corps au travers d'un milieu
dont il porte l'empreinte quand il arrive. Il est
toujours ce qui reste de cette propagation. Sans pouvoir
en déterminer les causes matérielles,
l'écoute reçoit le bruit de fond au
gré de toute la profondeur du milieu de propagation
retards, détours et transformations
qu'opère ce milieu.
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« [
] c'est trop, c'est trop peu,
on s'est gouré, ça ne fait rien, ça
ne change guère ici d'une expression à
l'autre, qui en saisit une les saisit toutes, ce n'est
pas mon cas, toutes, comme vous y allez, toujours
pour le tout, le tout qu'est tout, le tout qu'est
rien, jamais dans le milieu, jamais, toujours, c'est
trop, c'est trop peu, souvent, rarement, résumons,
après cette digression, il y a moi, je le sens,
oui, je l'avoue, je m'incline, il y a moi, il le faut,
ça vaut mieux, je n'aurais pas dit, je ne le
dirai pas toujours, j'en profite, de devoir dire c'est
une façon de parler qu'il y a moi, d'une part,
et ce bruit, de l'autre, si c'est de l'autre, ce sera
là sans doute la matière de notre prochaine
délibération, je veux dire qu'il est
temps de traiter cette question à fond, à
tête reposée, je résume, maintenant
que je suis là c'est moi qui résumerai,
c'est moi qui dirai et c'est moi qui dirai ce que
j'aurais dit, ça va être gai, je résume,
moi et ce bruit, je ne vois rien d'autre pour le moment,
mais je viens seulement d'entrer en fonctions, moi
et ce bruit, et quand cela serait, ne m'interrompez
pas, je fais de mon mieux, je répète,
moi et ce bruit, deux choses, au sujet desquelles,
en renversant l'ordre naturel, il semble enfin acquis,
entre autres choses, ce qui suit, c'est-à-dire,
d'une part, quant au bruit, qu'il n'a pas été
possible jusqu'à présent de déterminer
avec certitude, ni même vraisemblance, ce que
c'est, comme bruit, ni comment il vient jusqu'à
moi, ni par quel organe il est émis, ni par
lequel perçu, ni par quelle intelligence saisi,
dans ses grandes lignes, et, d'autre part, c'est-à-dire
quant à moi, ça va être plus long,
quant à moi ça va être gai, qu'il
n'a pas été donné encore d'établir
avec le moindre degré de précision ce
que je suis, où je suis, si je suis des mots
parmi des mots, ou si je suis le silence dans le silence,
pour ne rappeler que deux des hypothèses lancées
à ce sujet, quoique à vrai dire le silence
ne se soit pas beaucoup fait remarquer jusqu'à
présent, mais il ne faut pas faire attention
aux apparences [
] »
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lointain complexe
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« Les bruits de l'espace, les couleurs
du monde viennent vers moi. Je suis plongé
ici et maintenant dans les couleurs et dans les bruits,
jusqu'au vertige. Ici veut dire et maintenant veut
dire qu'un flux de bruits et de couleurs vient sur
moi. Je suis un semi-conducteur, je l'avoue, le démon,
c'est moi, je tire parmi la multiplicité des
sens le sens qui, d'un certain amont, vient à
moi. »
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Ë l'Žcoute du bruit de fond, le corps, par sa forme, selon sa situation, a vent de ce qui l'entoure.
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l'espace
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Les oreilles, comme les narines, se tendent dans
le vent et les courants d'air, parce que c'est par
l'évolution de l'atmosphère que ce qui
arrive, leur arrive. Le vent qualifie l'étendue
en se frottant sur le corps sa forme.
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« Le temps, c'est le plein, c'est-à-dire
la forme inaltérable remplie par le changement. »
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Avec le bruit de fond le sonore est ramené
à ce qui résiste en lui quand à
la fois tout passe et rien ne se passe. L'écoute
se porte sur le passage comme sur une qualification
minimum du sonore : le son passe avec le temps
et en retour, le bruit de fond qualifie ce passage
du temps, c'est le temps qu'il qualifie, il le qualifie
au minimum, juste assez, juste ce qui reste.
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« Parfois je respire plus fort et tout
à coup, ma distraction continuelle aidant,
le monde se soulève avec ma poitrine. Peut-être
pas l'Afrique, mais de grandes choses.
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Cette rumeur de l'étendue n'est pas le bruit
de fond mais les nouvelles que le bruit de fond amène,
mieux : elle n'est pas du sonore, mais résulte
du contact du corps avec l'immensité sonore
qui lui arrive, immensité sonore signant l'immensité
spatiale. À la limite il faudrait parler d'un
passage de l'étendue par le corps : avec
le bruit de fond, un peu de l'étendue passe
par le corps.
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« Tel sera donc le son « fade »
: son atténué, qui se retire, qu'on
laisse le plus longtemps mourir. On l'entend encore
mais à peine ; en étant de moins
en moins perceptible, il rend d'autant plus sensible
cet au-delà muet dans lequel il va s'abolir ;
et c'est sa propre extinction, et son retour au grand
Fonds indifférencié, qu'il nous fait
écouter. »
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Le mot se donna un
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« Depuis la première pulsation
du monde je tournais sur moi-même je pensais
comme une circonférence Intérieurement
le barouf me fut toujours intolérable Je faisais
chambre commune avec la monotonie Les sons me parvenais
sans que je pusse les classer J'avais une peur bleue
de l'espace Je n'insisterais pas sur la rigueur du
parcours ni sur l'antipathie des soleils croisés
à toute allure Cependant que des mouvements
d'eaux d'algues d'herbes d'arbres de sables de fluides
et d'ingrédients annonçaient qu'il naîtrait
un corps de tout cela [
]. »
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toujours cette colline isolée me fut chère,
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Bien en-deçà,au-delà de la respiration
ou des battements du cur, qui arrive bien souvent
comme tels, dans leurs décomptes et la particularité
de leur source, le bruit de fond intérieur,
quand il arrive, arrive encore une fois comme masse
sourde indifférenciée, indénombrable,
continue : le bruit de fond intérieur
est une présence à l'ouïe de l'immensité
sonore intérieure arrivant par le bruit de
fond avec l'immensité extérieur.
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« L'ouverture appartient essentiellement
à l'univocité. Aux distributions sédentaires
de l'analogie, s'opposent les distributions nomades
ou les anarchies couronnées dans l'univoque.
Là, seulement, retentissent "Tout est
égal !" et "Tout revient !"
Mais le tout est égal et le tout revient ne
peuvent se dire que là où l'extrême
pointe de la différence est atteinte. Une seule
et même voix pour tout le multiple aux mille
voies, un seul et même Océan pour toute
les gouttes, une seul clameur de l'Être pour
tous les étants. A condition d'avoir atteint
pour chaque étant, pour chaque goutte et dans
chaque voie, l'état d'excès, c'est-à-dire
la différence qui les déplace et les
déguise, et les fait revenir, en tournant sur
sa pointe mobile. »
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Ce silence au second degré, silence second, poserait un fond sur lequel le bruit de fond ne peut ni donner physiquement, ni se dérouler : un fond que le bruit de fond permet de concevoir, mais qu'il tire d'un dehors, de son dehors. Un fond, non sonore, duquel se sépare le bruit de fond en tant que temps et espace (du) sonore. Ce silence second, le bruit de fond l'indique à l'écoute et ce, quelle que soit son intensité et sa qualité. Hors du continuum sonore et sans passer par l'expérience d'une d'acoustique négative que pourrait sous-tendre cette fuite par le son hors du son, un silence continu arrive avec mais hors le bruit de fond.
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« J'aurai vécu dans le soleil.
J'ai connu dans ce monde un bonheur infini. Certains
soir, le bruit de la pluie me procurait une jouissance
indicible car il était la chanson que faisait
ma vie pour résonner dans les profondeurs du
temps qui me donnait tout. »
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Le bruit de fond induit dans le cours de son écoute
la permanence d'un silence qui n'est pas l'absence
de son mais quelque chose comme le continuum de l'étendue
matérielle d'un temps qui nous arrive.
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« Si seulement je pouvais ne plus
entendre cela, j'en serais bien soulagé. Quoi donc mon cher ? N'entendez-vous rien, n'entendez vous pas cette terrible voix qui crie tout autour de l'horizon et qu'on appelle d'habitude silence ? [ ] » (Georg Büchner, « Lenz ») |
Jean-Luc Guionnet, 1998 |